Le bilinguisme : une approche typologique


Cet article reprend une approche entreprise en 1996 , dont le propos était la mise en évidence des facteurs corrélés au bilinguisme. Nous tenterons ici de décontextualiser l'analyse pour lui conférer une portée plus générale, applicable à l'apprentissage d'une LV1 ou d'une LV2.

Le bilinguisme peut s'envisager dans quatre domaines. Il peut d'abord être observé dans sa dimension linguistique. Le prestige ou l'importance relative des langues en présence constitue une deuxième facette. Dans une troisième optique, il peut être analysé dans la dimension culturelle. Quatrièmement, il peut être étudié dans le "temps", c'est-à-dire dans son évolution. Cette constellation de facteurs pose de fait des jalons heuristiques : c'est au sein de ces quatre dimensions que des dynamiques d'apprentissage d'une langue s'inscrivent.


1. L'aspect linguistique

Même si la démarche relève d'une formalisation de par trop abstraite, pour les besoins de la démonstration nous considérerons le bilingue comme étant un être doté de deux systèmes de compétences juxtaposés. Ces systèmes sont explicités au paragraphe 1.1. et sont suivis d'une typologie. L'intérêt d'une telle démarche réside dans l'absence de référence à des considérations de performance ou de docimologie.


1.1 Les compétences linguistiques

Traditionnellement, quatre compétences sont distinguées . Deux sont du domaine de la compréhension ou de ce que Shannon attribue au récepteur dans un schéma de communication. Il s'agit de la compréhension orale et de la compréhension écrite. Les deux dernières relèvent de la production, ou dans le schéma de Shannon de l'émetteur.

Transcrites dans un tableau euclidien, ces compétences se classeraient comme suit :

compréhension production
orale 1 2
écrite 3 4


Dans ce tableau, le champ 1 correspond à la compétence la plus fréquente et peut se résumer dans la formule "entendre et conférer un sens". Chronologiquement, c'est celle qui se met en place en premier , sauf dans des situations exceptionnelles ( personnes uniquement ou d'abord confrontées à l'écrit, déficients auditifs, étude d'une langue morte, étude d'une langue en partant de l'écrit pour un autodidacte). A l'opposé, le champ 4 est paradoxalement le plus évalué scolairement alors qu'il recouvre le stade le plus exigeant de l'apprentissage en nécessitant la maîtrise de capacités très variées (orthographique, grammaticale, graphique...)

Une taxonomie des compétences suivant le double critère de la chronologie et de la complexité peut donc être établie :

    1. La compréhension orale
    2. La production orale
    3. La compréhension écrite
    4. La production écrite

Elle peut se reformuler dans la succession d'actions "écouter, parler, lire, écrire". Répétons qu'il s'agit là d'une optique didacticienne scolaire. C. Puren (1994, page 32) la définit comme "l'approche communicative". Le bilinguisme se définit dans cette optique comme la juxtaposition de deux tableaux de compétences. Il devient à ce stade intéressant de confronter cette construction aux principales définitions énoncées par des chercheurs.

Bloomfield (1935) définit le bilinguisme par la "maîtrise de deux langues comme si elles étaient toutes deux la langue maternelle" . Cette position absolutiste définit de fait les "bilingues parfaits" ou "vrais bilingues" ou encore les "ambilingues". Weinreich (1953) définit le bilinguisme de façon moins absolue : "Est bilingue celui qui possède au moins une des quatre capacités (parler, comprendre, lire, écrire) dans une langue autre que sa langue maternelle." Haugen (1953) se place résolument dans les compétences de production : "Le bilinguisme commence lorsque l'individu peut produire des énoncés ayant un sens dans une langue autre que sa langue maternelle." Hagège (1996) considère une personne comme étant bilingue lorsque ses compétences linguistiques sont comparables dans les deux langues.


1.2 Typologie des bilinguismes

Une approche combinatoire nous permet de relever, à l'intérieur de chaque langue, quinze possibilités théoriques d'associer les quatre compétences énoncées (possède 1, possède 1 et 2, ... possède 1, 3 et 4 etc.). Combiner ces compétences pour deux langues conduit, théoriquement, à élever ce nombre au carré. Il y aurait donc 152, soit 225 types de bilingues!

Mais ce nombre de cas peut être considérablement réduit par l'élimination des situations absurdes. En effet, parler une langue sans la comprendre, ou l'écrire sans la lire relèvent de l'impossibilité. Ne restent donc plus que huit possibilités par langue (possède : 1, ou 3, ou 1 et 2, ou 1 et 3, ou 3 et 4, ou 1 et 2 et 3, ou 1 et 3 et 4, ou 1 et 2 et 3 et 4), ce qui réduit le jeu combinatoire à 82, soit 64 possibilités réalistes. Il est bien entendu inenvisageable de passer ici toutes ces situations en revue, mais soulignons toutefois que l'axiome scolaire considérant que l'enfant de sixième maîtrise les quatre compétences de sa langue première, le français, est souvent démenti.

Les cas retenus ci-dessous le seront donc pour leur aspect caractéristique par rapport aux définitions énoncées précédemment, ou encore pour leur singularité. Les "cas de figure" peuvent être schématisés de la manière suivante, le tableau de gauche indiquant les compétences en langue maternelle, celui de droite les compétences dans la langue cible. Le signe "+" indique la maîtrise de la compétence, l'absence de signe sa "non-maîtrise".

PREMIER CAS :

compréhension production compréhension production
orale + + orale + +
écrite + + écrite + +


Ce schéma représente le bilinguisme "total" de Bloomfield. L'individu maîtrise toutes les compétences dans deux langues. C'est la situation optimale.

DEUXIÈME CAS :

compréhension production compréhension production
orale + + orale +  
écrite + + écrite +  


La situation correspond à une des nombreuse possibilités ouvertes par Weinreich. Il est à noter que pour Haugen, ce cas n'est pas qualifié de bilingue en raison de l'absence de compétences de production. Ce schéma correspond souvent à des enfants immigrés, arrivés en cours de scolarité, ayant bénéficié d'une initiation à la langue cible d'abord orale.

TROISIÈME CAS :

compréhension production compréhension production
orale + + orale + +
écrite     écrite    


D'apparence bizarre, cette situation existe pourtant. Elle décrit l'enfant "d'âge pré-scolaire" issu d'un couple mixte bilingue. Elle est l'archétype de l'enfant scolarisé à l'école maternelle ; cette situation perdure jusqu'à son arrivée au cours préparatoire.

Ce cas de figure est par essence éphémère. Une interprétation large de la définition de Bloomfield permet de qualifier cette situation de bilinguisme infantile total. Il peut également s'agir de l'entrée dans une langue seconde ne possédant pas de code écrit, par exemple lorsqu'un francophone apprend le dialecte alsacien ou une langue africaine. Dans ce cas, les quatre compétences peuvent être présentes dans le tableau de gauche. Le schéma peut aussi correspondre à un individu en cours d'apprentissage d'une nouvelle langue par une approche orale, ou encore, qui ne fait que parler la langue cible sans l'ecrire.

QUATRIÈME CAS :

compréhension production compréhension production
orale + (+) orale + +
écrite (+)   écrite + +


Le cas de la disparition progressive de la langue d'origine, ou langue maternelle, est un processus d'acculturation. C'est la situation des émigrés scolarisés dans le pays d'accueil et dont la langue d'origine a du mal à se maintenir. Remarquons que ce phénomène est souvent doublé de celui décrit par Schumann (1978), dans lequel l'aspect limitatif de la langue d'origine (souvent pour des raisons socioculturelles) empêche des progrès après un certain seuil dans la langue cible. Cette hypothèse est à rapprocher de celle de Cummins 1976 ("threshold hypothesis" ou hypothèse du seuil) où la relation de cause à effet est inversée : pour qu'il y ait des effets positifs du bilinguisme sur le développement de l'enfant, il faut un certain seuil de compétences linguistiques.

CINQUIÈME CAS :

compréhension production compréhension production
orale + + orale + +
écrite     écrite + +


Situation très fréquente en Alsace, elle est l'archétype du dialectophone d'origine. Mais c'est aussi le schéma de l'enfant arrivé en France et n'ayant jamais bénéficié d'une scolarisation dans sa langue d'origine.

SIXIÈME CAS :

compréhension production compréhension production
orale + + orale    
écrite + + écrite +  


C'est le cas typique du "bilinguisme de l'intellectuel": capable de lire dans la langue cible, il n'est pas doté de la compétence de compréhension orale. De même que pour le deuxième cas, Haugen ne considère pas cette situation comme étant bilingue.

SEPTIÈME CAS :

compréhension production compréhension production
orale + + orale (+)  
écrite + + écrite + +


C'est le schéma type de l'individu "bilingue scolaire". Après des années d'étude d'une LV1 au collège et au lycée, il lit avec aisance, est capable d'écrire dans la langue étudiée, mais réalise, par exemple à l'occasion d'un voyage, qu'il est incapable de s'exprimer spontanément dans cette langue, parfois même qu'il a du mal à comprendre ce que les "autochtones" lui disent.

Comme annoncé, la typologie ci-dessus ne se veut pas un inventaire exhaustif de toutes les situations possibles, mais une illustration des configurations les plus souvent rencontrées. Dans le paragraphe suivant, nous insisterons sur le fait qu'une langue n'est jamais "neutre". La confrontation des valeurs liées aux deux langues en présence mettra en évidence des éléments "facilitateurs" ou au contraire des "freins" pour le bilinguisme.


2. Prestige ou importance des langues

Nous emprunterons à Spolsky (1989) le "florilège" d'assertions suivant (le numéro renvoie au numéro de la condition attribué par Spolsky) :
    34. La proximité de deux langues est un élément facilitateur.
    35. Lorsque deux langues ont des structures communes, le passage de l'une à l'autre est facilité.
    36. Condition réciproque : la distance entre deux langues est un frein.
    42. L'apprentissage d'une langue est motivé par le nombre de personnes qui la pratiquent.
    45. Une langue officielle ou reconnue est préférée.
    47. La préférence va vers une langue de grande tradition.

    48. Condition de convergence linguistique :
      La préférence d'une langue existe si :
      a) il y a désir d'être reconnu de ceux qui la pratiquent.
      b) la communication avec ce groupe est valorisée.
      c) il y a nécessité de communiquer et le groupe ne parle pas votre langue.
      d) encouragements de la part des personnes qui la pratiquent.

    49. Condition converse :
      "Il préfère ne pas apprendre une langue si :
      a) il veut affirmer son appartenance à une communauté.
      b) il veut se démarquer du groupe parlant cette langue.
      c) il veut que les autres apprennent sa langue."

De ces assertions nous extrairons deux catégories de "valeurs" d'une langue. La première est de l'ordre de la communication, la seconde de celui des représentations.


2.1. Valeur de communication

Une langue est principalement un outil de communication. Dans cet esprit, les langues évoquées ci-dessous pour illustrer le propos n'occupent pas un statut identique : le français est la langue de départ (ou L1) alors que les autres sont qualifiées de langue cible (ou L2).

· Le français
Le français est la langue "de tous". Ce statut lui confère une valeur très forte. A l'échelon international, cette universalité serait bien entendu plus réduite.

· L'anglais
Le même raisonnement peut être fait pour l'anglais qui bénéficie dans ce domaine de son statut de "langue universelle". Son cosmopolitisme géographique, la tendance générale à "l'anglicisation" de plusieurs domaines des loisirs occidentaux (musique, informatique...) sont autant de facteurs permettant d'asseoir l'importance de cette langue.

· L'allemand
L'allemand profite du statut de "langue du voisin". Notons aussi que c'est la langue étrangère la plus généralement maîtrisée localement. Sa présence dans les media (édition bilingue des Dernières Nouvelles d'Alsace, multitude des chaînes de télévision en allemand pouvant être captées) facilite d'évidence les possibilités d'apprentissage ou de renforcement de cette langue dans le cadre extra-scolaire.

· L'espagnol
Pour l'espagnol, la position est plus nuancée. Les locuteurs sont souvent conscients de son statut de langue internationale. Ce statut est réel, mais il n'est pas perçu de façon évidente car doté d'une connotation négative : c'est une langue liée en France à une immigration (ancienne) qui s'est opérée pour des raisons économiques.

· L'italien
L'italien est une langue plus minoritaire, donc dotée d'un statut "communicatif" plus restreint. Le phénomène de proximité linguistique permet cependant aux élèves de faire de rapides progrès dans cette langue.


2.2. Valeurs liées aux représentations

La subjectivité est ici dominante. Mais si cet aspect des langues est des plus controverse, il n'en est pas moins vrai que ces incidences sont loin d'être négligeables et déterminent des attitudes collectives et individuelles difficiles à ignorer.

· Le français
Une confusion entre le pays et la langue est ici évidente, d'autant plus que l'observation est située sur le territoire national. "La France, pays des libertés, des droits de l'homme, de la laïcité", telles sont les représentations associées par confusion avec la langue. Toujours est-il que ces "lettres de noblesse" déterminent un attrait, un respect, voire un amour de cette langue. Mais ce facteur positif a son revers. M. Sachot souligne le hiatus existant entre le principe de laïcité et le système scolaire français (dans lequel s'inscrivent sans conteste les sections internationales). Pour lui, le système français correspond à un archétype de type sémitique, christianisé puis sécularisé. Hagège (1996) souligne le lien étroit toujours affirmé en France entre la langue de la nation et le système scolaire. Les deux points précédents permettent de suggérer une incompréhension pouvant se développer vis-à-vis du système scolaire, et, par amalgame, de la langue. Cette incompréhension est, à nos yeux, un obstacle non négligeable pour l'apprentissage du français par les élèves étrangers.

Une deuxième représentation de la langue française réside en son aspect prestigieux. Traditionnellement, c'est la langue "de l'élite, celle des cours royales d'Europe. Cette représentation est présente même pour les classes "laborieuses" en Grande-Bretagne , qui perçoivent comme pédante l'utilisation de mots français ou leur prononciation "à la française".

· L'anglais
L'universalité de la langue devient ici conscience de son utilité. Poussant le raisonnement plus loin, l'on peut soutenir que ce caractère d'incontournabilité peut être un revers à l'attrait de la langue. Hagège(1996) semble illustrer cette "anglophobie" en la déconseillant avec insistance pour l'apprentissage précoce (puisque selon cet auteur, l'élève sera forcément amené à l'apprendre à moment donné). Cette position semble cependant rare, et, généralement, le caractère universel et neutre de cette langue semble primer.

· L'allemand
Bien que d'une grande tradition intellectuelle, la connotation que nous retiendrons de préférence est celle de la réussite économique de ce pays. Le même raisonnement que pour le français peut être tenu : l'image d'un pays déteint sur la langue. Efficacité, rigueur, réussite par le travail, telles sont les caractéristiques que l'on attribue souvent de façon subjective, répétons-le, à ce pays et donc, par contagion, à la langue.

· L'espagnol
Comme pour l'anglais, un caractère d'utilité et de neutralité semble primer. L'époque des "conquistadores" est bien révolue, les émigrations économiques des espagnols vers d'autres pays d'Europe aussi. Notons cependant un léger "trouble" quant aux représentations économiques, et ce sous deux aspects. La connotation de "pauvreté", déjà esquissée plus haut est bien plus présente pour les américains (des …tats-Unis) pour qui "hispanophone" se conjugue avec "émigré défavorisé". C'est ainsi qu'en reliant deux caractéristiques, l'une statistique et l'autre économique, une certaine dévalorisation pourrait être attachée à cette langue.

· L'italien
Comme pour l'espagnol, deux types de valeurs concernant les représentations peuvent être énoncés. La première est d'ordre esthétique, donc subjective. L'italien est d'habitude considéré comme étant une "belle langue", ce qui est incontestablement un élément motivant. De plus, l'art y est souvent relié (architecture, musique, peinture). La deuxième provient du fait même de sa rareté. Un objet rare est précieux, donc a de la valeur. Ce raisonnement, des plus contestables certes, semble cependant avéré.

De ces deux types de représentations confrontées aux langues en présence, nous retiendrons que des facteurs subjectifs prendront leur importance dans l'entrée dans une nouvelle langue. A côté de ces valeurs des langues, dans un sens presque mercantile, il existe des données culturelles plus objectives attachées à une langue (ou à un pays, la limite n'étant pas toujours aisée à définir). Le passage suivant leur est consacré.


3. La dimension culturelle

Partiellement amorcée précédemment au travers des représentations, la dimension culturelle d'une langue est véhiculée dans l'inconscient de chaque locuteur. Nous nous efforcerons ici d'extraire les composantes communes aux langues en présence. Les notions de culture et de langue aboutissent naturellement à celles de bilinguisme et de biculturalisme, avec toutes les ambiguïté liées à ces termes. Ceci étant, apprendre une langue implique une dimension culturelle indéniable. Nous tenterons à présent d'énoncer les éléments culturels communs aux langues évoquées.

Les langues en présence renvoient à des systèmes scolaires, certes différents, mais dont le corollaire est l'existence d'une tradition écrite. La deuxième caractéristique commune est l'existence de "valeurs occidentales" que nous énoncerions ainsi :
    a) existence de principes moraux communs
    b) existence de conventions sociales suffisamment proches pour être dans l'ensemble comprises par l'interlocuteur
    c) existence d'une tendance à l'émergence d'un mode de vie comparable dans le domaine de la cellule familiale, des habitudes vestimentaires, alimentaires et de loisirs
    d) toutes les langues considérées sont soit reconnues, soit officielles. Aucune d'entre elles n'est dévalorisée

En marge de ces remarques, notons que toutes les langues considérées utilisent un alphabet latin, ce qui crée une proximité "visible".


4. Le facteur temps

Le premier élément que nous considérerons est l'âge d'entrée dans une nouvelle langue. Ses incidences sont psychologiques et physiologiques. Le deuxième aspect sera la durée d'exposition à la nouvelle langue. Que ce soit en comparaison avec la langue initiale ou en termes absolus, ce "temps d'exposition" déterminera un aspect qualitatif et quantitatif des capacités ainsi que l'émergence d'attitudes et de valeurs nouvelles.


4.1 L'âge d'entrée dans la langue

Les tableaux de compétences linguistiques figurant au paragraphe 4.1 n'ont pas la même pertinence suivant l'âge de l'enfant. Il n'apprendra pas de manière semblable selon qu'il domine déjà les mécanismes de la lecture ou non. Cette entrée dans une nouvelle langue, pour le jeune enfant, sera également liée à une condition de possibilité que nous résumerons de la manière suivante : "Soit l'enfant est soumis au bilinguisme naturel et familial dès sa naissance, auquel cas l'on constatera simplement des périodes conjoncturelles de préférences pour l'une langue ou l'autre, soit il aura "construit son langage" avant d'amorcer l'apprentissage d'une nouvelle langue".

En d'autres termes, il existe une période critique durant laquelle l'apprentissage d'une langue seconde est des plus hasardeux. Nous la situerions entre deux et quatre ans , sans pour autant ériger cette constatation empirique en règle, car la complexité des facteurs en présence impose une analyse individuelle de chaque situation. Hagège (1996) développe entre autres une approche physiologique pour convaincre de l'utilité d'un apprentissage précoce des langues. Cet auteur soutient que vers onze ans l'absence de stimuli sonores nouveaux conduit à "une sclérose des synapses". Ceci le conduit à proposer l'introduction d'une langue vivante dès la grande section de maternelle.

Plutôt qu'une approche limitée à la physiologie, nous évoquerons la recherche de Patkowski qui distingue les groupes d'apprenants post- ou prépubertaires. Cette thèse est de portée plus générale, car incluant tous les facteurs d'inhibition liés à l'adolescence là où Hagège soutient une causalité unique pour l'acquisition "tardive" d'une seconde langue. Cette approche est également plus pertinente pour les élèves des collèges (apprentissage d'une LV1 ou LV2).


4.2. Observation de la durée

Il est impossible de dissocier durée et évolution des capacités, cela semble acquis. Notre remarque concernera plus précisément cette évolution qui est rarement linéaire. Nous entendrons par là que les progrès ne sont pas proportionnels au temps, ni même que sur une période donnée l'exposition à une langue soit forcément "positive". L'effet de "choc culturel, s'accompagne d'une évolution que nous comparerions à une pulsation car faite de phases d'expansions (progrès) et de contractions (stagnations ou régressions). Confronté à la typologie des bilinguismes énoncée par Lambert (1975), il est intéressant d'émettre l'hypothèse suivante :
    "il n'y a pas forcément de bilinguismes additifs ou soustractifs par nature, mais le processus d'accès à la bilingualité passe généralement par des phases correspondant à des périodes soustractives alternant avec des périodes additives."

Une seconde énonciation de ce point serait :

    "la bilingualité est un processus au cours duquel alternent des phases créditrices et des phases débitrices. Définir une bilingualité en terme d'additive ou de soustractive revient à occulter l'élément temporel de l'acquisition des langues."

Cette hypothèse est des plus séduisantes, car elle remet en cause les déterminations sociales énoncées principalement par Schumann (1978). En effet, si, comme nous l'avons suggéré, l'individu a tendance à se conformer au milieu social ambiant, si ce dernier n'est pas trop impénétrable, les phénomènes de "pidginisation" seraient réversibles par action sur les facteurs sociologiques. Cette hypothèse se vérifierait dans le processus d'intégration des populations immigrées : plus leur intégration sociale progresserait, plus leurs capacités langagières pourraient s'améliorer.


5. Conclusion

Partant de la spécificité des langues en tant que matières d'enseignement, car elles ne se limitent pas à cette "abstraction", mais sont bien de nouvelles manières de communiquer et de penser proposées à l'élève, les facteurs évoqués ci-dessus permettent une approche "clinique" de la problématique de l'enseignement des langues vivantes. Les obstacles rencontrés, les réticences et les hermétismes sont-ils liés à un déficit de compétences dans la langue initiale, le français (surtout lorsqu'il n'est pas la langue maternelle, ce qui est un cas de plus en plus fréquent chez nos collégiens) ? Il s'agit ici d'une première hypothèse ou direction de réflexion.

S'agit-il, et ce serait là une seconde hypothèse, d'une difficulté liée aux représentations de la langue proposée? Dans ce cas, une réflexion sur la considération dont jouissent les langues en présence devient un facteur très puissant. S'agit-il encore d'un problème temporel : est-ce le moment opportun pour apprendre une nouvelle langue ? Nous sommes pour cette troisième hypothèse dans le domaine de la psychologie du développement de l'enfant. Il est bien entendu nécessaire de relier ces directions au champ de la didactique et de la méthodologie. Sans négliger la dimension sociale inhérente, ces champs devraient, dans le cas d'enfants vivant en milieu parental bilingue, induire des procédures scolaires adaptées.

Ces quelques directions suggérées n'apporteront certes pas de réponse, mais permettront un autre point de vue : la prise en compte de la dyade langue initiale et langue cible autorisera l'apport de théories et de domaines multiples. Il est nécessaire, dans cette perspective, de considérer l'enfant non comme un être neutre, mais comme ayant souvent déjà des compétences bilingues. Celles-ci semblent généralement peu prises en compte dans le système scolaire actuel, tributaire d'un programme fixe.


Claude Stoll



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