Europe des régions versus Europe des nations :
quelles conséquences pour l'enseignement des langues ?
(suite)
Daniel Morgen


      Cet article de Daniel Morgen, de l'IUFM d'Alsace, fait suite au texte de Jacqueline Breugnot intitulé "Europe des régions versus Europe des nations: quelles conséquences pour l'enseignement des langues ?", publié dans notre numéro de décembre 1998. Jacqueline Breugnot a pris connaissance de la réaction de Daniel Morgen, et elle lui a adressé un courrier à ce sujet. Ne souhaitant cependant pas poursuivre le débat, elle renonce à répondre, en invitant toutefois le lecteur à se reporter à son article, dont elle estime que certains passages ont été mal interprétés.

Le rédacteur en chef.

       L'article publié sous ce titre semble avoir été écrit vers mai-juin 1998. Il se fonde en grande partie sur les contenus du projet Euregio-Lehrkraft, maître bilingue ou du moins sur l'état du projet à cette époque. Apparemment, Jacqueline Breugnot connaît certains des documents ayant circulé au sein du groupe d'experts Euregio-Lehrkraft. Mais l'article reflète plus l'état de la réflexion allemande, sans refléter de la diversité des approches, des attentes et des représentations selon les régions. Il serait intéressant aussi, avant d'examiner le projet, de procéder à un état des lieux des formations aux langues dans les différents pays. L'auteur signale elle-même que les politiques régionales d'enseignement de langues diffèrent dans la région du Rhin supérieur. La diversité des représentations comme le caractère évolutif du projet lui-même recommandent la prudence dans l'analyse.

       La position de l'Union européenne sur la formation des maîtres et celle de la partie française sont présentés à travers l'appréhension qu'en ont des collègues allemands. S'agissant de partenaires impliqués dans un projet, le point de vue de l'un des partenaires sur l'attitude du second partenaire dans le projet en discussion n'a cependant qu'un intérêt anecdotique, sauf si l'on souhaite étudier les implications des attitudes culturelles dans la construction du projet. D'autre part, présenter le point de vue de l'un conduit logiquement à présenter aussi le point de vue de l'autre. Madame Breugnot ne semble pas avoir pris conscience que quatre partenaires au moins - et non pas deux - sont impliqués dans le projet. Ces quatre partenaires correspondent aux quatre régions du Rhin supérieur qui sont, dans l'ordre alphabétique, l'Alsace, le pays de Bade-en Bade-Wurtemberg, le Bezirk Rheinhessen-Pfalz en Rhénanie-Palatinat, et, de manière variable, les cantons du Nord-Ouest de la Suisse réunis, pour ce qui concerne l'enseignement, dans la Nordwestschweizerische Erziehungsdirektorenkonferenz. De manière variable, car les cantons de Bâle-ville et de Bâle-campagne sont membres de la Conférence du Rhin supérieur à l'exclusion des autres cantons, et car le canton d'Argovie en est membre associé. Les attitudes à l'égard du projet sont différentes.

       La composition du groupe d'experts est présentée de manière anecdotique : que 15 Français fassent partie d'un groupe qui comprenait par ailleurs 75 Allemands et 6 Suisses ne porte que la signification que le lecteur entend lui donner. En réalité d'ailleurs, la composition du groupe d'experts " Euregio-Lehrer " était plus réduite, fondée sur la représentation des institutions de formation qui y ont envoyé chacun deux représentants en moyenne. Ce groupe comprenait très exactement 11 personnes et a siégé de 1996 à 1998. On a l'impression, à lire ce passage, que décidément les Alsaciens sont beaucoup moins motivés que les Allemands à l'égard du projet. Cette impression à première vue peut s'avérer fausse si l'on précise que l'IUFM d'Alsace est le seul institut de formation français dans le projet, le seul institut de formation en Alsace, alors que nos collègues allemands sont originaires de trois "lehrbildenden Einrichtungen und Hochschulen", qui interviennent dans la préparation du premier Staatsexamen et d'un nombre plus grand encore de Staatlichen Schulseminare qui préparent les Referendare au deuxième Staatsexamen. Ni la représentation au sein du groupe d'experts, ni l'absence de publicité donnée au projet en 1997/1998 ne permettent de conclure à l'absence de motivation en Alsace. Ce serait méconnaître le projet et les réalités du recrutement. En effet, le projet Euregiolehrkraft est en réalité un projet de coopération entre les instituts de formation et une réflexion sur les moyens concrets de mettre en œuvre cette coopération. Celle-ci s'exerce à partir de cette rentrée 1999 par l'échange des formateurs et par l'échange des étudiants et professeurs stagiaires en vue de développer les aspects linguistiques et culturels dans la formation. Il n'y a donc, sauf cas particulier, pas de dispositif unique de formation, mais bien des dispositifs nationaux en rapport avec la convention transfrontalière entre les instituts de formation . Les partenaires allemands, français et suisses se sont constitués le 5 juin 1998 en confédération / Verbund et le groupe de travail permanent compte 15 membres, soit 5 par pays, dont 5 de l'IUFM d'Alsace. Celui-ci a par nature un surcroît d'effort à faire à égalité de représentation, et le fait volontiers. Ajoutons que la présidence de la confédération est assurée par une présidence tripartite, composée d'un président allemand de Rhénanie Palatinat et de deux vice-présidents, un Français - c'est le directeur de l'IUFM d'Alsace, et un Suisse. La constitution de cette confédération ne s'est pas faite en un jour, mais a été élaborée et préparée au sein du groupe d'experts depuis mai 1997, lors du Séminaire de Karlsruhe, lorsque l'idée de cette confédération a été lancée par Denis Goeldel, notre directeur, et reprise ce jour-là par le Recteur Jean-Paul de Gaudemar.

       D'autre part, il me semble qu'il faut absolument avoir conscience de la réalité du projet alsacien. Les institutions de formation ne développent pas une politique de formation de leur propre initiative ; la majeure partie du temps, cette politique de formation correspond à une attente du terrain et de l'employeur. C'est bien l'autorité scolaire- en l'occurrence, pour l'Alsace, l'Académie de Strasbourg, qui a défini une politique de développement du bilinguisme. Le bilinguisme scolaire institutionnel en Alsace a une spécificité - il vise le maintien et l'acquisition de la langue régionale - et une organisation.

       La langue régionale d'abord : l'allemand standard est bel et bien une langue régionale de France. Mais l'allemand ne constitue effectivement pas la langue de communication orale des Alsaciens ; pour la communication orale, il y a les dialectes alémaniques et franciques, qui sont je crois encore plus parlés en Alsace que d'autres langues régionales de France, à commencer par les dialectes de l'occitan, sinon le basque ou le breton, même si la transmission ici comme ailleurs n'a pas été assurée au même niveau que celle fonctionnant encore dans les années cinquante, voire " entre les deux guerres ". Il y a certainement dans la tentative alsacienne le désir de préserver, par une démarche indirecte lorsque les élèves de l'enseignement bilingue ne sont plus des locuteurs du dialecte, le maintien de celui-ci. Il est clair que la transmission du dialecte a sauté une génération, que pour un grand nombre de familles, la transmission du dialecte n'a pas été effectuée pour la génération qui est actuellement en âge d'avoir des enfants. La démarche du bilinguisme scolaire n'est certainement pas la plus facile ; il est clair qu'elle ne permettra pas, à elle seule, et pas plus que dans d'autres pays, la réappropriation du dialecte par les jeunes locuteurs, mais elle a ses chances, car des parents nous signalent que leur enfant retrouve des éléments du dialecte avec ses grands-parents, ceux-là même qui n'avaient pas transmis le dialecte. Enfin, le dialecte garde ses chances, et les dispositions rectorales encouragent la prise en compte du dialecte, dans le binôme français - langue régionale, lorsque les enfants sont dialectophones actifs ou passifs. Il faudrait analyser cette situation du point de vue linguistique et du point de vue sociolinguistique. Quelle est la réalité linguistique en Alsace ? Quelle perception en ont les Alsaciens ? Quelle est la pratique actuelle du dialecte, quelle conscience en ont ses locuteurs ? Quelle est effectivement la demande de bilinguisme ou de plurilinguisme ? Cette demande existe, elle est même forte. Il faut analyser cela de plus près à partir des sondages d'opinion d'une part, des conclusions d'enquêtes d'autre part. La position des responsables institutionnels (les "fonctionnaires") est-elle réellement plus commandée par la dimension politique que par la dimension culturelle du bilinguisme ?

       Par contre, l'allemand constitue une langue de communication au sein de la région du Rhin supérieur. L'allemand offre de ce point de vue, le triple avantage d'être l'expression écrite et la langue de référence des dialectes parlés en Alsace, la langue des pays les plus voisins et une grande langue de diffusion internationale (circulaire rectorale du 20 septembre 1991). La diffusion d'un bilinguisme français - allemand se justifie largement… La "clarification des finalités communicatives" n'est plus à faire.. .

       L'organisation de l'enseignement bilingue est fondée sur les principes de précocité (les enfants y sont admis entre 3 et 4 ans), d'immersion partielle (13 heures d'enseignement en français, 13 heures en langue régionale) d'instrumentalité de la langue - étudiée non plus comme objet d'apprentissage mais comme véhicule de celui-ci - et de volontariat des familles. Ces principes, que nous n'avons pas inventés, expliquent le principe de développement de l'enseignement bilingue par "aménagement du territoire" au lieu d'un développement imposé et généralisé. Par aménagement du territoire, il faut entendre la volonté de couvrir le territoire alsacien, d'offrir un site d'enseignement bilingue au plus près de la résidence des familles. La construction du dispositif est une construction pyramidale : structure de proximité à l'école maternelle, il se poursuit sur la base du regroupement, plusieurs écoles maternelles pouvant conduire à une voie bilingue à l'école élémentaire … et ainsi de suite. L'enseignement bilingue constitue une voie de l'enseignement en parallèle et à proximité de l'enseignement monolingue, dans une école unique qui offre les deux voies. Enfin le dispositif se veut cohérent, c'est-à-dire que l'enseignement public a le devoir d'en assurer la cohérence et la continuité. Tous ces principes, tous ces éléments du dispositif sont ceux définis par une circulaire ministérielle du 7 avril 1995. Les ambiguïtés évoquées par Jacqueline Breugnot sont donc levées. Les critiques d'élitisme portées au dispositif alsacien doivent être relativisées : la relative jeunesse du dispositif explique que des parents mieux informés l'aient choisi d'abord, entraînant les autres. Dans les sites les plus anciens et les mieux installés, la représentation des catégories professionnelles et sociales dans les classes bilingues s'apparente de plus en plus à celle des autres classes de l'école… (cf. les évaluations menées entre 1993 et 1998). La critique d'élitisme est donc une critique malveillante. Les évaluations de l'enseignement public en Alsace existent : l'académie de Strasbourg a évalué son dispositif chaque année et a publié les rapports d'évaluation . Je les ai analysés ailleurs.

      L'Académie de Strasbourg a, je crois, une politique consciente de l'enseignement des langues et du plurilinguisme. L'enseignement précoce de l'allemand dit enseignement extensif (flächendeckender Sprachunterricht) commence au CE2, en troisième année de l'école élémentaire et pour 20 % des enfants dès la première année. Il se poursuit au collège et au lycée par un certain nombre de voies originales que l'on peut découvrir ailleurs . L'enseignement bilingue a lui aussi sa cohérence et sa continuité et se poursuit au collège - il se développe au fur et à mesure que les premières cohortes d'enfants entrés dans la voie bilingue arrivent au collège. Il serait intéressant de comparer cette politique à celle de ses partenaires et de se demander s'il existe une politique commune ou un effort vers une politique commune en matière de plurilinguisme. Notre politique du plurilinguisme est tributaire de la situation linguistique préexistante, de la conscience linguistique, des attentes du corps social et de la volonté des décideurs.

       Enfin, il n'est pas inutile de rappeler que la formation à l'enseignement bilingue a commencé à l'IUFM d'Alsace dès 1994. Les différentes composantes de cette formation nous ont permis de définir ce que nous entendions par "Euregio-Lehrer/maître bilingue". J. Breugnot les résume dans son article. Afin que tout soit clair, je les joins à ces quelques notes de lecteur le document élaboré en juin 1998 par l'IUFM d'Alsace en contribution au travail transfrontalier en cours dans le cadre de l'Euregio-Lehrkraft . Ce document a évolué depuis ; d'autre part , les partenaires allemands, français et suisses de la Confédération ont réalisé un projet commun de cursus transfrontalier bilingue aux professorats du premier et du second degré (Grenzüberschreitendes Studium für das Lehramt Primar und Sekundarstufe - Zertifikat Euregio-Lehrkraft enseignant bilingue du Rhin supérieur).

       Le travail tripartite progresse. Nous allons présenter prochainement ce projet de cursus transfrontalier qui a constitué un cadre de référence, aux autorités scolaires des 3 pays pour recueillir leur avis et si possible leur adhésion au projet.

 Daniel Morgen,

      IUFM d'Alsace

Annexe

 

 

 

 

Définition

 

La définition que l'IUFM d'Alsace propose de donner de l'Euregio-Lehrer est celle d'un maître bilingue, doté de compétences linguistiques et culturelles spécifiques à la région du Rhin supérieur, et capable d'enseigner dans les deux langues de la Région du Rhin supérieur.

 

Compétences visées

 

Le maître bilingue, a, par définition, toutes les compétences du maître monolingue, ainsi qu'un certain nombre de compétences qui lui sont propres. Ces compétences sont de différents ordres :

 

· compétences linguistiques : le maître bilingue a une très bonne connaissance des deux langues, sans avoir nécessairement toute la compétence du locuteur natif (native speaker) dans les deux langues. Il a une bonne connaissance des systèmes linguistiques de chacune des langues du binôme.

 

· Compétences culturelles : le maître bilingue a une bonne connaissance de la culture véhiculée par les deux langues dans la région du Rhin supérieur. Il a des connaissances théoriques et pratiques des systèmes éducatifs des pays du Rhin supérieur (D - F - CH).

 

· Compétences didactiques et pédagogiques : le maître bilingue est capable d'enseigner les disciplines dans la langue du pays du/des partenaire(s) en respectant l'esprit des instructions et programmes en vigueur dans le pays de la langue-cible. Il connaît les programmes du/des partenaire(s) et sait en situer l'orientation par rapport à celle des programmes de son pays. Il sait consulter les sources documentaires qui lui permettent d'assurer les adaptations nécessaires. Le maître bilingue a la maîtrise des stratégies pédagogiques qui lui permettent d'assurer l'accès de son public aux connaissances, aux savoir-faire et savoir-être dans les deux langues.

 

· Compétences affectives et relationnelles : le maître bilingue sait créer un climat chaleureux et stimulant. Il est affectivement armé pour faire face aux difficultés linguistiques et sociales à surmonter. Il sait adopter dans sa classe une attitude de compensation à l'aide de moyens linguistiques et non linguistiques.

 

Contenus de formation

 

Les Instituts de formation devront organiser la formation à l'enseignement bilingue selon les axes suivants :

 

· Information théorique et pratique sur le bilinguisme, sur les aspects psycholinguistiques et sociolinguistiques du bilinguisme/de la bilingualité.

 

· Formation aux techniques de recherche des sources documentaires et d'accès aux banques de données didactiques et pédagogiques dans les deux langues.

 

· Donner accès aux techniques d'information et de communication (Informatique, audiovisuel, Internet, livres) (Neue Medien).

 

· Formation à l'autoformation et à la formation permanente : comment continuer à acquérir tout au long de la vie des compétences linguistiques et culturelles complémentaires ajustées aux besoins de l'enseignement bilingue.

 

· Didactique des disciplines dans la langue-cible. Stratégies à mettre en oeuvre pour donner accès à la fois à des concepts dans la langue cible et dans la langue maternelle. Savoir aller à l'essentiel dans la didactique des disciplines enseignées dans la langue-cible.

 

Les maîtres bilingues doivent être capables d'élaborer des stratégies, des démarches, des modes de raisonnement transférables d'une discipline à l'autre et d'une langue à l'autre.

 

Structuration de la langue-cible à l'école maternelle

 

· Maîtriser les conditions psycho-linguistiques de construction du langage dans les deux langues.

 

· Favoriser la production langagière chez les apprenants et l'interaction langagière entre les enfants. Les aider à passer du stade de la compréhension passive au stade de la production de plus en plus libre, en étant conscient du statut de l'erreur et des étapes de passage (notion d'interlangue).

 

· Savoir opérer la structuration de la langue dans la foulée des apprentissages disciplinaires.

 

Evaluation des compétences des élèves

 

· Connaître le programme d'acquisition de la structuration de la langue-cible.

· Maîtriser les techniques d'évaluation de l'oral/de l'écrit.

· Savoir observer les élèves et repérer leurs lacunes en langue.

 

Organisation pédagogique de la classe

 

· Maîtrise la répartition des contenus dans les disciplines.

· Savoir gérer un espace commun à deux enseignants et à deux langues d'enseignement (affichages - références...).

· Savoir gérer une classe à plusieurs niveaux.

 

 

Propositions présentées par l'IUFM d'Alsace le 25 mai 1998 au séminaire Euregio-Lehrer de Landau (Allemagne)

 


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