![]() Cette nouvelle de Primo Levi nous entraîne dès son titre dans une aventure qui a toutes les apparences du fantastique, voire de l'horreur. Isabella, une jeune fille de 13 ans est la première "victime" d'une nouvelle étape dans l'histoire de l'évolution de l'espèce humaine. Le début de la nouvelle laisse présager une métamorphose monstrueuse du corps d'Isabella : "…sa peau était rugueuse: elle se couvrait de poils: drus, raides, courts et blanchâtres." Cependant, le ton change dès que le jeune médecin donne une explication scientifique du phénomène: "…ce n'était pas des poils, mais bien des plumes qui étaient en train de pousser. Il était encore plus joyeux que la veille. Allons! Isabella, dit-il, il n'y a vraiment pas de quoi s'effrayer, d'ici quatre mois tu voleras." Le lecteur oublie le vague sentiment de dégoût que lui inspirait le "gros plan" sur ces poils drus qui semblaient se multiplier pour transformer la jeune fille en bête, et entre dans une phase d'optimisme grandissant au fur et à mesure que les ailes d'Isabella se développent: "…les ailes étaient bien formées et très belles à voir. Elles étaient assorties à la couleur de ses cheveux (Isabella était blonde): en haut, près des épaules, tachetées de brun doré, mais les rémiges étaient blanches, brillantes et robustes." Isabella est-elle un oiseau? Un ange? Il est clair que la jeune fille reste un être humain à part entière, elle n'a subi aucune modification biologique, il ne s'agit que d'une transformation morphologique: "Les ailes allaient se former progressivement, sans dommage pour l'organisme…" Du point de vue d' Isabella cette Mutation est vécue avec quelques doutes: comment va-t-elle apprendre à voler? Mais jamais le personnage ne remet en question "ses ailes"; son unique préoccupation est de trouver le moyen de s'en servir, de goûter pleinement cette liberté extraordinaire de s'élever dans les airs, non pas pour fuir ou pour dominer le monde mais au contraire pour en sentir mieux la présence, la matérialité, afin que tout son être puisse s'y déployer en exploitant l'ensemble des possibilités de son corps. Le premier vol d'Isabella n'exclut certes pas le danger "…puis la vitesse diminuait trop et Isabella se sentait en danger." Mais très vite, son courage et sa détermination, et la certitude qu'elle va y arriver lui font connaître un bonheur tout neuf, immédiat, qui n'exclut pas un retour sur terre, bien au contraire: "Elle replia ses ailes et prit le chemin de la maison." Isabella n'éprouve aucun sentiment de supériorité, aucun mépris vis à vis des terriens sans ailes: "Elle aurait aimé descendre sur la place, mais justement, il y avait trop de gens, et elle avait peur d'atterrir maladroitement et de faire rire d'elle dans son dos." Isabella nous surprend par sa maturité, son équilibre d'autant plus difficile à conserver qu'elle est en phase de mutation: ses premières menstrues ont lieu pendant qu'elle vole. Tout semble facile pour Isabella, son entrée dans l'âge adulte se fait en pleine conscience de soi et des autres. Après Isabella, d'autres enfants vont avoir des ailes; vu d'en-bas, le spectacle est réjouissant, mais si cette Mutation est source de joie pour tous ces jeunes gens sains de corps, téméraires, libres de toute contrainte sociale, il n'en va pas de même pour le père d'Isabella. Pour lui, cette Mutation arrive à un mauvais moment. Son corps fragilisé par l'âge " (il) se luxa une cheville en atterrissant",ne sait que faire de ces ailes encombrantes, qui le gênent dans tous ses mouvements. Son incapacité à voler renforce sa volonté de rester tel qu'il a toujours été. C'est pourquoi la nouvelle se termine brutalement sur le verbe amputer , autre alternative au phénomène de la Grande Mutation, mais qui laisse cette fois au lecteur une terrible sensation d'échec, puisque le personnage décide finalement de s'exclure. Primo Levi nous dit dans sa préface que son intention n'est pas de transmettre un message, mais l'on ne peut s'empêcher de trouver une analogie entre l'expérience vécue par les personnages de cette nouvelle et celle bien plus tragique de l'auteur qui passa un an dans les camps de la mort où l'état corporel du déporté, son âge, sa capacité à s'adapter le faisaient survivre ou mourir. Ces camps, selon le témoignage des survivants, avaient été désertés par les oiseaux. ANALYSE DU TEMPS ET DE L'ESPACE Essayons d'abord de situer dans le temps le début du récit. Lors de sa visite à Isabelle, le médecin lui déclare: "fra quattro mesi volerai". Dans cette perspective on pourrait penser que l'histoire débute vers le 15 avril puisqu' Isabelle effectue son premier vol le 15 août. Or la première ossature des ailes apparaît "vers mars". Il faut donc interpréter les paroles du médecin dans le sens de "tu seras capable de voler"; dans ce cas, Isabelle est en mesure de voler au mois de juin. Selon une telle interprétation la nouvelle débuterait donc vers le 15 février. Si le récit coïncide avec le début de l'année, on peut remarquer qu'il coïncide avec la naissance symbolique d'Isabelle (la Sainte Isabelle tombe le 22 février). La progression de ce récit suit le rythme des saisons: au printemps (mars-avril) et à la renaissance de la nature correspond la formation des ailes d'une Isabelle qui est encore une enfant soignée par sa maman. C'est au début de l'été, au moment où la nature rayonne de toutes ses forces, que les ailes d'Isabelle atteignent leur perfection esthétique et physique. Enfin, la mi-août, moment culminant de l'été et de l'épanouissement des éléments naturels, voit l'envol d'Isabelle et marque le point fort de la nouvelle. Si c'est à ce moment-là que notre personnage devient (physiologiquement) une femme, elle devient du même coup et métaphoriquement une adulte: désormais elle volera de ses propres ailes. Ce n'est pas un hasard si, à la fin du récit, les rôles sont inversés: Isabelle devient l'éducatrice de son père. Les dernières lignes coïncident avec la fin de l'année; elles ne concernent d'ailleurs plus directement Isabelle et s'inscrivent en quelque sorte comme une annexe temporelle au récit principal: l'essentiel a été dit et le temps "ordinaire" peut reprendre son cours normal. Cette logique nous conduit à l'année suivante et puis à une ellipse de plusieurs années jusqu'aux cinquante ans passés du père. Cette nouvelle pourrait être lue comme une simple métaphore de l'épanouissement physiologique et intellectuel où les saisons de la nature suivent l'évolution d'Isabelle jusqu'à son envol vers un âge adulte qui renvoie immanquablement son père vers la vieillesse (l'automne) et la mort (l'amputation). Mais l'on pourrait faire également une lecture allégorique du temps de cette nouvelle. Tout commence comme l'annonciation ("fra quattro mesi volerai" ) d'un temps nouveau ("il primo caso") dont les signes prémonitoires ont déjà été donnés ("in Canada, in Svezia e in Giappone") . L'avènement de ce temps nouveau semble avoir une portée universelle ("Cn, Unicef, Svezia") abolissant du même coup les distances. Il devient miracle lorsqu' Isabelle se met à voler et défie ainsi les lois de la pesanteur tout en dominant du même coup un espace qui jusqu'alors entravait la vie des hommes. C'est à ce moment-là que l'allégorie prend une tournure humoristique. Les ailes de l'ange Isabelle prenant son envol le jour de l'Assomption ne l'emmènent pas dans un autre monde, hors du temps historique et de l'espace. Elles lui donnent simplement l'occasion d'un coup d'œil nouveau, serein et joyeux ( "sentì una gran pace … aveva voglia di ridere e di cantare") sur une terre qu'elle regagne quelques instants plus tard. Mieux encore, cette "Assomption" est le moment où Isabelle devient femme et comprend qu'elle pourra procréer; "la mano sporca di sangue " semble prendre le contre-pied de l'Immaculée Conception. Si Primo Levi transcende quelques instants le temps et l'espace, c'est pour nous ramener cependant à un monde qui ne veut pas du miracle (comme le père d' Isabelle), qui le fuit (comme le médecin) ou qui le détourne à des fins personnelles (le fils du facteur). Le seul miracle possible et acceptable semble donc être celui de la vie quotidiennement renouvelée. Des ailes poussent donc à Isabelle. Aurait-elle quelque parenté avec les anges des annonciations florentines ? Dès les premières lignes, Isabelle est là avec ses malaises d'adolescente. Ce que découvre sa mère lui fait, à juste titre, peur (Levi emploie le verbe fort "si spaventò", qui dit la crainte intense et subite). Quatre adjectifs pour caractériser ces poils qui n'ont rien d'humain et que le médecin appelé en hâte va examiner à la loupe comme un entomologiste. Et c'est lui qui va repousser la peur en nommant ces "poils": ce sont, en fait, des plumes, et il annonce "joyeusement" à Isabelle qu'elle volera. Pendant toute la première partie du récit, l'attention se focalise sur les ailes, leur formation (qui, nous le savons expressément, "ne nuit pas à l'organisme"), leur croissance. Les détails sont réalistes. Cependant, l'effroi du début s'est transformé, chez Isabelle, en "allarme", simple inquiétude qui est moins paralysante. Et en effet c'est à ce moment-là qu'Isabelle a ses premiers rêves de vol, où elle se voit en compagnie du médecin. A l'étape suivante, après le "silence" d'un grand interligne, les ailes ont pris corps. Les poils vaguement répugnants du début sont devenus des ailes "bien formées et très belles à voir". Et nous "voyons", en partant de ses ailes, Isabelle, ses cheveux blonds, ses épaules d'adolescente, comme si son corps prenait consistance et force précisément des ailes: l'adjectif "robustes" s'applique autant à l'ensemble du corps qu'aux rémiges. C'est à partir de là qu'Isabelle prend son indépendance par rapport à la foule d'adultes qui l'entourent inutilement. Les termes "sentir" ( ou "sensation") reviennent six fois dans les quatre paragraphes du récit du vol d'Isabelle ( et aussi "éprouver"). Le vol, pour elle, n'est plus un rêve mais une sensation qui passe par ses muscles, et qui se matérialise également par des bruits (en italien, "sentire" peut indiquer soit "entendre", soit "sentir"). Ces sensations sont, pour l'adolescente, ambivalentes: on retrouve l'effroi du début, mais tempéré par un "presque", devant ses nouvelles possibilités, et en même temps une "haine" pour la pesanteur qui la retient encore au sol. Le récit de l'envol est très concret, du choc de ses pas qui dévalent la pente à son embarras à trouver une nouvelle place à ses bras et ses mains. Nous suivons Isabelle dans son vol, les verbes sont devenus très nombreux, elle en est le sujet actif jusqu'au moment de l'atterrissage. Il y a dans chaque phrase une jubilation qui nous renvoie au "vol infaillible des hirondelles dans le ciel d'été"; sans plus aucune inquiétude, Isabelle laisse ses ailes "penser toutes seules" à faire les mouvements, " comme les pieds quand on marche". Le corps d'Isabelle est là tout entier, ailes, jambes, bras, mains, pieds, et ses oreilles, sa jupe, son envie de rire et de chanter . Ce vol n'a rien d'éthéré. Et c'est précisément au centre presque géométrique de cette partie du récit qu'apparaît le sang, annoncé là aussi par des sensations précises, et nommé par Levi d'une expression courante en italien ( "la mano sporca di sangue", "la main mouillée de sang"), mais où le qualificatif de "sporca" ("sale") frappe. Isabelle, quant à elle, "sait de quoi il s'agit" maintenant et, à la différence de sa mère, "non si spaventò", elle ne s'effraie pas. Elle assume la nouvelle maturité de son corps avec le même naturel qu'elle a accepté son envol. ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() Elisabeth LESQUOY, Adriana MALORNI et Erik PESENTI |